bureau 19, couloir de l'administration
Docteur État
Emploi-ologue
antécédents: vie normale. (capacité à sourire, sociabilité naturelle, politesse acquise, 5 sens fonctionnels permettant notamment la conscience de la présence d'autrui, entendement correct, santé correcte, système nerveux comme neuf.)
diagnostic: inactivité/absence d'emploi à tendance recherche d'emploi.
prescriptions: fonctionnariat. administration d'université. service des inscriptions.
posologie: CDI. 35h/mois soit 1607h/an (en dehors des repas) pendant 40 ans.
effets souhaités: retraite en temps et en heure après services rendus.
effets non souhaités: déshumanisation.
c'était pourtant simple.
trop simple?
Madame E. avait pour tache de recevoir de futurs étudiants et de les inscrire, de recevoir des étudiants et de les réinscrire.
Plus concrètement, Madame E. envoyait ou donnait en main propre à de jeunes gens des dossiers à couleur variable selon les années (rose en 2007, vert en 2006) à remplir par leurs soins.
Ensuite Madame E. devait taper ou saisir (nuance au fond assez intéressante si vous y songez) les informations dans des dossiers informatiques à l'aide d'un logiciel variable également selon les années (Casper en 2007, Aragorn en 2006).
Ensuite un autre bureau recevait les données et imprimait les cartes d'étudiant. Cartes qui revenaient au bureau 19 pour être envoyées aux désormais étudiants.
Telle était l'Inscription. Mission de toute une vie active, 40 ans de cotisations, 40 années similaires. Sauf si on s'attache à se nourrir de la variété des couleurs et des héros fantastiques. Quand on peut encore le remarquer, quand on ne souffre pas d'un tel séisme dans le paysage lunaire de l'administration.
Car Madame E. souffre. Souffre de surmenage. Madame E. est à deux ans de la retraite. Madame E. devait être une personne humaine il y a 38 ans. Mais 38 ans de bureau 19 abîme.
Maintenant Madame E. ne sourit plus ou seulement par spasme. Ne souhaite plus du fond du coeur le bonjour à un étudiant qui entre dans le bureau. Si ce dernier entre hors horaires Madame E. hurle, se jette sur la porte qu'elle claque au nez du malheureux et retourne se rasseoir sur son siège à roulettes en grognant à propos de ce malotru pendant quinze bonnes minutes, sans nécessairement qu'on l'écoute.
Madame E. c'est de la plainte de 9h à 17h sans interruption, de la plainte en boucle, un disc rayé qui grince des "ha mais moi je peux plus là, je vais avoir une crise cardiaque hein c'est vrai hein c'est vrai Madame L., hein c'est vrai que j'ai fait un malaise l'autre fois, hein je le dis mais personne m'écoute je suis toute seule pour tout faire ici, hein en plus on a le bureau le plus vieux de toute l'administration, hein le service pédagogique il a eu un relooking, mais moi je peux l'attendre mon relooking, regardez ces murs, regarder la taille du bureau, à quatre là dedans c'est invivable en plus je suis toute seule pour tout faire hein Madame L. vous le savez ça, et ce stylo qui ne marche pas ha ils vont m'entendre aux fournitures, il nous refaut des ciseaux ceux ci ne marchent jamais et les stylos disparaissent toujours ce sont ces étudiants qui nous les chipent ha ça je le sais bien hein mais ça Madame S. s'en fout, je peux perdre mes nerfs ha ça toute l'administration s'en fou, si c'est comme ça moi je pars à la fin de l'année , parce que oui il me reste deux ans à faire mais pourtant je l'aime mon travail ha ça oui mais c'est plus comme avant maintenant ça change tout le temps et ce logiciel dont on ne sait pas se servir c'est la catastrophe ha ils les auront en décembre leur cartes ha mais c'est pas vivable moi j'en peux plus moi je peux pas je vais en perdre ma santé" etc etc etc etc.
La seule lumière et sujet de prédilection de Madame E.: la retraite. Sauf que la retraite, Madame E. se demande ce qu'elle va en faire. A quoi va-t-elle occuper son temps? elle parle de clubs de sport, parce que là on rencontre des gens. Oui rencontrer des gens. Les gens. Après avoir passé 38 ans à les jeter dehors pour pouvoir avoir le temps de se plaindre dans le calme, elle s'angoisse à l'idée de ne plus en être entourée. Alors Madame L. lui propose de s'inscrire à un parti politique quelconque, parce qu'on fait des rencontres (qu'on peut beaucoup se plaindre) et qu'on peut manger à l'oeil. Et Madame L. de lui conseiller ceux qui s'en sortent bien parce qu'on y mange mieux.
Parfois il arrive que le bureau soit calme. En général ce laps de temps intervient après une dispute entre E. et L. Durant ces instants de répit, le surnaturel s'immisce. (dans le sens où toute nature a définitivement disparu) :
scène d'une fin de journée, lorsque Mademoiselle B. du bureau pédagogique vient nous passer quelques infos.
Melle B., pleine de vie et d'enthousiasme nous amène une brise de gaité, une voix chantonnante et sensée.
Nous lui ouvrons donc, après qu'elle ait frappé le code secret à la porte. On papote, on rit (ouf). Puis elle me fait part d'une requête pour Madame L ou Madame E.
Je me tourne,
-Mesdames?
silence
-Heu excusez moi de vous déranger mais Melle B. a un question pour vous.
silence
silence toujours. (elles sont assises à leur bureau l'une en face de l'autre, chacune un combiné de téléphone à l'oreille, mais ne parlent pas.)
je me tourne vers Melle B. et Yonna ma collègue vacataire, on ne sait trop que penser. Melle B. me porte secours:
-Bonjour les filles! J'aurais besoin d'un petit renseignement.
silence. elles sont toujours immobiles, muettes, téléphone à l'oreille.
On se demande toutes les trois si le temps ne se serait pas arrêté, si on ne devient pas nous aussi un peu sonnées, ou si, bel et bien, ce ne sont pas de véritables êtres humains à deux mètres de nous.
Rires de contenance, rire pour se rassurer...
Melle B. persévère:
-Youhou! S'il vous plaît!
Madame E: Oui qu'est-ce qu'il y a? on me parle?
Melle B. pose enfin sa question.
Madame E: Ha non ça c'est pas moi qui m'en occupe et puis j'ai pas le temps. Ça c'est le travail de Madame L.
Elle retourne dans son immobilité. Madame L. n'avait toujours pas réagi.
silence.
On essaie de réveiller L. rien.
Trois tentatives avant qu'elle prenne vie. Pour finalement répondre que ce n'est pas de son ressort et que Melle B. doit aller voir au bureau 20.
Un mois que je suis là. Un mois que je suis plongée là dedans. Et encore pour autant. Avant la fin. Avant la fin me dis-je. Avant la fin du cauchemar, avant de pouvoir fuir et retrouver la raison.
Quand Yonna et moi ne rêverons plus de rose...